“Le Cinéma intérieur", par Lionel Naccache
Nous vivons dans un monde de fictions. La perception visuelle, les sens en général, la mémoire ou encore l’identité ne sont que des produits fictionnels de notre matière grise. Il fallait être un très grand vulgarisateur pour pouvoir faire comprendre au lecteur, pas à pas, une vérité si contre-intuitive. Le neurologue Lionel Naccache entreprend avec brio cette tâche dès 2006 avec Le Nouvel Inconscient (Odile Jacob). Essai après essai, il nous familiarise avec cette nouvelle théorie de la subjectivité qui fait de la réalité le résultat de projections intérieures. Au point de qualifier les représentants de sapiens de « créatures fictionnelles ». Ce dernier ouvrage, Le Cinéma intérieur (Odile Jacob, 2020), tâche de remonter aux origines mêmes de nos fictions. En prenant l’exemple de la perception visuelle, l’auteur nous dévoile les principes de la mécanique cinématographique de la conscience. Quels sont-ils ?
- Notre cerveau est une salle de montage. Telles les vingt-quatre images par seconde projetées sur l’écran de cinéma, nous enregistrons en moyenne treize images chaque seconde. Entre les clichés capturés, notre cerveau devine les pérégrinations des objets pour rendre le tout fluide. Littéralement, nous produisons des « effets spéciaux ». Il fait des cuts également : il supprime les images perçues entre les saccades oculaires, pour éviter des glissements trop brutaux de l’ensemble du champ visuel.
- Il n’y pas de différence de nature entre la perception et l’imagination. Qu’est-ce qu’une image, au fond ? C’est une vieille question philosophique qui a ses traditions. D’un côté ceux qui conçoivent les images perçues et pensées comme faites d’une même étoffe mentale, comme David Hume. De l’autre, ceux qui considèrent que l'imagination et la perception sont d’essences différentes. La neuroscience a fini par trancher : les deux processus « appartiennent bien à une même et grande famille ». Il y a de l’imagination dans la perception et de la vraie perception visuelle dans l’imagination : les chemins neuronaux empruntés sont quasiment les mêmes ! L’intériorité et l’extériorité s’enchevêtrent, se co-construisent dans des processus similaires que l’on regarde, imagine, rêve, se souvienne ou hallucine.
- La conscience comme rapportabilité. Lorsque nos yeux voient le monde, « non seulement nous n’avons pas idée du cinéma intérieur qui participe à la production de notre perception consciente », mais nous avons l’impression de voir tout ce qu’il y a devant nous. C’est ce que Lionel Naccache appelle « l’illusion de complétude visuelle ». En réalité, nous ne percevons consciemment qu’une infime portion du monde, le reste est… inventé ! « Être conscient de quelque chose est donc ici défini comme une opération réflexive que l’on désigne par le néologisme suivant : la rapportabilité. » Non seulement nous nous rapportons une partie très faible du monde visuel, mais c’est ce peu rapporté qui influence le montage inconscient du film intérieur, c’est-à-dire toute la richesse et l’uniformité de ce que nous croyons percevoir. « La conscience influence ce qui pourtant lui échappe et lui est inconnu ». Pour Lionel Naccache, la rapportabilité peut être rapprochée de la propriété d’intentionnalité développée par Franz Brentano puis Edmund Husserl et la phénoménologie.
- Du sens à tout prix. Enfin, en plus de ne rapporter que des fragments du mondes, les objets visuels sont toujours déjà interprétés. « Non, vous ne suez pas à grosses gouttes pour faire sens des choses que vous percevez. Vous les percevez déjà interprétées. » Notre cerveau ne cherche pas la vérité mais un sens. « Nous produisons du sens comme nous pouvons, correct ou non, adapté ou non, mais du sens à tout prix. Nous le produisons inconsciemment puis consciemment et dans une farandole d’allers-retours entre ces deux pôles de notre esprit. »
Le Cinéma intérieur, de Lionel Naccache, vient de paraître chez Odile Jacob. Disponible ici.
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