"Derrière la sixième extinction, il y a nous." Nicolas Hulot évoquait ainsi son Plan biodiversité à l'Assemblée nationale, le 21 mars dernier. Pas encore démissionnaire, le ministre de la Transition écologique pointait alors les nombreuses causes humaines dans l'actuelle disparition massive des animaux et des végétaux. L'une de ces menaces est la dissémination des espèces entre les différents écosystèmes, au gré de nos déplacements.

Publicité

A priori anodines, ces introductions se transforment parfois en une prolifération destructrice. L'espèce est alors dite invasive. "Les Nations unies s'en sont mêlées dès 1992, en rédigeant une Convention sur la diversité biologique qui exhortait les Etats signataires à gérer ce problème", rappelle Jessica Thévenot, responsable du programme Espèces exotiques envahissantes (EEE) au Muséum national d'histoire naturelle (MNHN). Le phénomène n'a pourtant fait qu'empirer. En Europe, par exemple, près de 14 000 nouvelles espèces se trouvent implantées aujourd'hui et 10 à 15 % d'entre elles sont considérées comme invasives. En voici cinq spécimens emblématiques, trouvés en France et ailleurs.

Le ver bipaliiné -

Bipalium kewense

A gauche, un lombric. A droite, le ver invasif l'attaquant.

© / Pierre Gros / Wikimedia / CC BY-SA 4.0

Nom : bipalium kewense / Déplacement : d'Asie du Sud vers la France / Introduction : récente, vecteur inconnu / Particularité : attaque neurotoxique

Depuis combien de temps vivent-ils cachés ? Nul ne le sait. La France vient à peine de découvrir, sur son sol, de nouveaux vers de la famille des bipaliinés, vraisemblablement en provenance de l'Asie du Sud. Leur tête plate surmonte un corps jaune et noir de près de 40 centimètres. "Ils se sont installés dans le sud, principalement dans les Pyrénées-Atlantiques, avec une surprenante résistance", explique Jean-Lou Justine. Ce chercheur du MNHN a confirmé leur présence dans les jardins en mai 2018, après cinq années d'étude scientifique participative.

L'une de ces espèces, le bipalium kewense, est dotée d'une arme terrifiante. "A terre, elle est la seule à produire de la tétrodotoxine, un neurotoxique 600 fois plus fort que le cyanure", affirme-t-il. Sa proie ? Le très bonhomme lombric si répandu dans nos contrées et connu pour son rôle de fertilisation de l'humus. Le ver envahisseur l'attaque par simple contact de sa tête, provoquant des spasmes, puis une paralysie. S'il est difficile d'évaluer l'impact écologique des bipaliinés, leur propagation s'explique par un autre pouvoir. "Ils se reproduisent par scissiparité, à savoir qu'une extrémité du corps se détache et donne naissance à un clone", détaille Jean-Lou Justine. Quelle solution face à cette hydre ? "Aucune, se désole le biologiste. A l'heure actuelle, l'enjeu est plutôt d'éviter la prochaine invasion." D'autant que les innombrables pots de fleurs offrent un vecteur idéal, contaminant des jardineries à grande vitesse.

Le frelon asiatique -

espèces invasives, frelon asiatique

espèces invasives, frelon asiatique TO GO WITH AFP STORY BY CHRISTIAN PANVERT A photo shows the head of a Asian Hornet (Vespa Velutina) on September 30, 2014 at the Research Institute of Biology of the Insect (IRBI) in Tours, central France. The Asian Hornet, an invasive non-native species from Asia, is a highly effective predator of insects, including honey bees. French researchers at IRBI have been conducting research into whether native parasitic species, small flies known as Conops vesicularis, could have an impact on the health of Asian Hornet colonies, possibly leading to their decline in Europe. AFP PHOTO / GUILLAUME SOUVANT / AFP PHOTO / GUILLAUME SOUVANT

© / AFP PHOTO / GUILLAUME SOUVANT

Nom : vespa velutina / Déplacement : d'Asie du Sud vers l'Europe / Introduction : involontaire en 2004 / Particularité : parasite les ruchers

Une enquête internationale, une planque et une preuve irréfutable par l'ADN. Depuis son arrivée dans l'Hexagone, les fins limiers de la science ont retracé son itinéraire. "Le premier signalement du frelon asiatique, par un producteur de bonsaïs du Lot-et-Garonne, remonte à la fin de l'année 2004, raconte Quentin Rome, chargé d'études en entomologie au MNHN. Avec l'aide de collègues en Chine, la piste est remontée jusqu'aux environs de Shanghai, avant d'être confirmée par des analyses génétiques des insectes autochtones." La région fabrique et vend à travers le monde des poteries, remplies de paille puis transportées en conteneur par voie maritime. Une cachette idéale pour des reines fondatrices de colonies.

Près de quatorze ans plus tard, seuls quatre départements résistent encore à l'envahisseur qui a débarqué chez presque tous nos voisins européens. La France lui plaît climatiquement, en particulier le sud-ouest. Et là où les frelons asiatiques passent, les abeilles domestiques trépassent. Toujours selon le même mode opératoire : "Ils se relaient devant la ruche pour attraper celles qui y reviennent, les tuent puis en nourrissent leurs larves", décrit Quentin Rome. Tel un parasite, il affaiblit les petits ruchers sans toutefois les anéantir. Pour autant, le risque pour l'homme reste inférieur à celui d'être piqué par une guêpe. Et tous les remèdes pour l'éradiquer se sont révélés vains, "voire pire que le mal puisqu'ils piègent davantage le frelon européen", assure le chercheur. D'où un revirement de stratégie des autorités pour se contenter de limiter son impact.

Le lapin de garenne -

Nom : oryctolagus cuniculus / Déplacement : d'Europe vers l'Australie / Introduction : volontaire en 1859 / Particularité : reproduction effrénée

Le cas effarant du lapin de garenne en Australie a marqué l'histoire de la biologie. A lui seul, il compile une encyclopédie des gaffes commises par l'homme voulant lutter contre les espèces invasives. En 1859, un chasseur anglais en introduit volontairement 24 dans le sud-est du pays. Mais, sans prédateur naturel et fidèles à leur réputation, ils se reproduisent par milliers en l'espace de trois ans. Très vite, le mignon mammifère devient un fléau, ravage la végétation et donc l'habitat des marsupiaux concurrents.

A la fin du XIXe siècle, les autorités organisent des chasses et posent des pièges qui en tuent plus de 10 millions par an. Peine perdue, depuis, les Australiens essaient tout et surtout n'importe quoi pour les bouter hors du continent. Ils érigent des grillages sur 11 000 kilomètres afin de l'isoler ; introduisent une autre espèce, le renard, son prédateur habituel qui se révèle lui aussi invasif. Sans oublier des tentatives par armes biologiques : le virus de la myxomatose, propagé en 1950, décime 675 millions de lapins ! Victoire ? En réalité, il opère une sélection artificielle de la population la plus résistante. Récemment, en 2017, les chercheurs ont essayé une souche de virus hémorragique, en multipliant le danger de la voir passer les frontières... "En manipulant les espèces et la nature, il est très difficile de réparer ses erreurs sans en commettre de nouvelles", résume Jean-Louis Chapuis du MNHN, fin connaisseur de ce cas emblématique.

L'écrevisse de Louisiane -

Nom : procambarus clarkii / Déplacement : d'Amérique du Nord vers l'Europe / Introduction : intentionnelle en 1973 / Particularité : fort impact environnemental

Souvent, les introductions volontaires d'espèces exotiques ont des motivations purement commerciales. Ainsi, à partir de 1973, la promesse d'un mets raffiné comme l'écrevisse a incité, par exemple, l'importation d'espèces nord-américaines vers des élevages en Europe. Grave erreur. L'écrevisse de Louisiane s'en est échappée, en parcourant des centaines de mètres hors de l'eau douce. "Dès les années 1980, elle a bouleversé les marais de Brière, au nord de la Loire, en dévorant les nénuphars", indique Nicolas Poulet, expert des espèces aquatiques à l'Agence française pour la biodiversité (AFB). Depuis peu, le parc naturel régional expérimente une "brigade écrevisses" afin de réguler cette population. Des actions lancées la plupart du temps dans des environnements déjà envahis. "Cette espèce d'écrevisse modifie fortement l'écosystème, où elle consomme un peu tout et prend une place dominante", précise le scientifique.

Pire, l'animal aux pinces ultra-agressives est porteur sain d'une peste mortelle pour les plus jeunes écrevisses, moins robustes et plus sensibles aux pollutions. Résultat ? Ces dernières sont maintenant en danger d'extinction, tandis que la rivale américaine progresse toujours plus vite. Avec, là encore, aucun moyen efficace de l'en empêcher. S'il est possible de la pêcher pour la déguster, la loi interdit cependant sa commercialisation. "C'est l'une des rares espèces invasives qui pourraient être valorisées, à condition de bien encadrer son exploitation", conclut Nicolas Poulet.

L'algue tueuse -

CAULERPA TAXIFOLIA

BEP/Serge MERCIER/LA PROVENCE ; CAULERPA TAXIFOLIA ; Le 25 mars 2001, prendront fin les dispositions de lÕarrete du 4 mars 1993 relatif a la lutte contre lÕespece Caulerpa taxifolia. Dans le meme temps, le programme ÒCaulerpeÓ lance en 1998 arrivera a son terme. LÕorigine, le caractere invasif et les risques que la caulerpe fait porter a la biodiversite ne semblent plus sujet a discussion. Apres des annees passees a sÕentre - dechirer, la communaute scientifique devrait donc, en theorie, retrouver un terrain dÕentente. Fin 2000, ce sont huit a dix mille hectares de fonds maditerraneens qui sont concernes par Caulerpa taxifolia. Observee pour la premiere fois en 1984 au pied de Monaco, son expansion vient dÕetre cartographiee au large de Toulon et de Hyeres, lors de la campagne Califa 2000 de lÕInstitut franais de recherche pour lÕexploitation de la mer (Ifremer). Lutte biologique, chimique, mecanique, ceux qui craignent les consequences negatives de la caulerpe ont redouble dÕimagination. La technique la plus utilisee dans lÕHexagone reste lÕarrachage ˆ la main.

© / MaxPPP/Serge MERCIER/LA PROVENCE/LA PROVENCE

Nom : caulerpa taxifolia / Déplacement : d'Australie vers l'Europe / Introduction : accidentelle, en 1984 / Particularité : se clone à l'infini

Un cas d'espèce végétale illustre parfaitement le risque de dispersion accidentelle. "L'algue tueuse" caulerpa taxifolia, connue pour sa prolifération en Méditerranée dès les années 1990, a depuis été l'objet de nombreuses études. Leurs conclusions ont de quoi surprendre. D'abord, l'environnement natif de cet organisme vert fluo se situe au nord des côtes australiennes. Ensuite, d'après une série d'études génétiques, sa version européenne provient d'une souche exposée à l'Aquarium de Monaco, qui se serait accidentellement retrouvée au large en 1984. Enfin, cette méga-invasion de l'ensemble de la Méditerranée est l'oeuvre d'un seul et même clone. "Il s'est multiplié par fragmentation comme pour un simple bouturage", résume Sophie Arnaud-Haon, chercheuse à l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer).

Dans ce cas, et privée d'évolution, comment l'espèce arrive-t-elle à s'adapter à des conditions variables, y compris celles des zones polluées ? Le secret pourrait résider dans sa communauté bactérienne. "Ce n'est pas seulement l'algue introduite, mais l'ensemble formé avec ses bactéries qui modifie les environnements", détaille Sophie Arnaud-Haon. En trente ans, l'algue tueuse a dévasté les herbiers qui recouvrent un tiers des côtes à moins de 50 mètres de profondeur. Or cet écosystème constitue un berceau pour de nombreux animaux marins, à l'instar des saupes ou des mulets. Très médiatisée, la caulerpa taxifolia semble toutefois régresser depuis quelques années... mais au profit de sa cousine, la caulerpa racemosa qui se répandrait encore plus rapidement.

Le Muséum national d'histoire naturelle propose à chacun de contribuer aux enquêtes scientifiques. Sur son site eee.mnhn.fr, il est possible d'identifier les espèces invasives connues. Et de les signaler en quelques clics avec une photo, en indiquant essentiellement le lieu et la date de l'observation. Un réseau de scientifiques analyse ces informations et les ajoutent à l'Inventaire national, utile au grand public comme aux experts. Un bel exemple de science participative !

Publicité