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Décryptage

Cellules souches : la peur des chimères

Le Japon a autorisé la création d'embryons hybrides destinés à produire des implants pour l'homme. Les premiers travaux ont démarré. Ils inquiètent la communauté scientifique.

Un embryon chimère lapin-homme issu du laboratoire de Pierre Savatier.
Un embryon chimère lapin-homme issu du laboratoire de Pierre Savatier. (DR)

Par Paul Molga

Publié le 7 sept. 2019 à 14:00

Cultiver des organes humains dans des embryons d'animaux… Annoncé cet été en même temps que l'assouplissement de la loi bioéthique nippone, le projet fou du chercheur japonais Hiromitsu Nakauchi continue d'ébranler le monde scientifique. L'homme est connu pour ses travaux sur les chimères, des organismes hybrides obtenus par manipulation génétique. Il y a une dizaine d'années, il a donné naissance à un rat dont le pancréas avait été développé à partir de cellules souches de souris. Mais transposé à l'échelle humaine, son nouvel objectif a fait l'effet d'un coup de tonnerre.

Concrètement, le chercheur ambitionne d'injecter des cellules souches pluripotentes d'homme dans des embryons de porc, qu'il a préalablement modifiés génétiquement pour empêcher la formation du pancréas. Et il espère que, comme dans l'expérience menée sur les rongeurs, naisse un embryon chimère porteur d'un pancréas hybride qui puisse être implanté dans l'utérus d'une truie porteuse, puis transplanté sur un organisme humain. Voilà pour la théorie.

Dans la pratique, il reste plusieurs solides verrous à faire sauter avant de passer de la « curiosité scientifique » à ces usines animales de production d'implants dont rêve le chercheur japonais. Le principal est celui de l'espèce hôte. Si l'expérience réalisée sur les rongeurs a fonctionné, c'est que le rat et la souris sont des espèces proches dont l'ancêtre commun n'a que dix-huit millions d'années. Rien à voir avec la distance génétique qui sépare l'homme du porc ou du mouton, autre hôte a priori compatible : leur ancêtre commun a plus de cent millions d'années. Avec cet éloignement évolutionniste, leurs cellules peinent à communiquer.

Barrière des espèces

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Au cours d'une expérience menée à l'université Stanford de Californie, le professeur Nakauchi avait placé des cellules souches humaines dans des ovules de moutons fécondées, et transplanté les embryons dans un mouton. L'opération a été arrêtée après vingt-huit jours de développement, mais elle a permis de constater que très peu de cellules humaines avaient finalement colonisé l'organisme animal : de l'ordre de 1 sur 10.000, alors que le taux de « chimérisation » entre le rat et la souris peut atteindre facilement 25 %.

« Les cellules souches des rongeurs sont autrement plus actives, résume le chercheur lyonnais Pierre Savatier, qui travaille sur ce sujet à l'Institut Cellule Souche et Cerveau (Inserm)Celles de l'homme ne trouvent pas l'environnement qui leur faut quand on les injecte dans un embryon de porc et elles peinent à participer à son développement. » Sauf à créer un vide. C'est le pari que fait le chercheur japonais pour contourner la difficulté. « Les cellules pluripotentes humaines vont chercher à combler cet espace manquant en fabriquant ce qui lui manque », décrypte Pierre Savatier.

Une autre solution pourrait permettre de réduire cet effet de la barrière des espèces, mais elle est éthiquement plus problématique : utiliser une espèce hôte plus proche de l'homme, comme le singe macaque, éloigné de nous de seulement trente millions d'années. En France, la loi de bioéthique interdit les expérimentations envisagées pour valider cette option. La principale crainte du législateur tient à ce que les cellules humaines implantées puissent se propager arbitrairement dans les embryons. « Le risque d'humanisation du cerveau animal est bien réel », assurent en bloc les biologistes. Quelle sera alors sa capacité cognitive ? Et sa nature ? S'agira-t-il encore d'un animal ? Les scientifiques ne répondent pas mais ils ont une proposition : modifier génétiquement les cellules pour les empêcher de se différencier vers autre chose que l'organe envisagé. Le foetus de porc cultivé pour le pancréas ne pourrait produire que du pancréas.

En attendant, d'autres travaux moins radicaux sont en cours dans les laboratoires de thérapies cellulaires régénératives, où les scientifiques comprennent de mieux en mieux comment spécialiser les cellules souches. Le corps humain est constitué d'une juxtaposition de 100.000 milliards de cellules réparties en près de 200 familles qui produisent chacune la peau, le système nerveux, les muscles ou le sang… Certaines ne peuvent plus se diviser ou se reproduire à l'âge adulte. D'autres en conservent le potentiel, comme les cellules souches. Mais, selon leur origine (adulte, périnatale, embryonnaire…), elles n'ont pas toutes les mêmes capacités de transformation pour donner naissance à des cellules spécialisées. Les chercheurs forcent donc le trait et s'aident de supports biocompatibles pour les maintenir en place. Plus de 350 essais cliniques sont en cours pour tester ce principe d'autoréparation tissulaire : dans le traitement de la DMLA (dégénérescence maculaire liée à l'âge), la cicatrisation de zones lésées par un infarctus, mais aussi en rhumatologie, pour traiter des dysfonctionnements métaboliques, reconstruire des muscles ou réparer des organes endommagés.

La technique est connue depuis qu'on pratique en routine des greffes de la peau et des autogreffes chez des patients leucémiques. Mais avec le progrès des cultures de cellules souches humaines, elles font un bond considérable. « On arrive maintenant à créer des milieux qui favorisent le développement homogène du type cellulaire souhaité », explique le professeur Marc Peschanski, directeur de l'Institut des cellules souches pour le traitement et l'étude des maladies monogéniques .

Reste encore un autre verrou à lever : s'affranchir des risques de rejet, l'ennemi numéro un de la thérapie cellulaire. Comme les organes transplantés, les cellules transplantées sont sensibles aux attaques du système immunitaire du receveur. Pour contourner cette antipathie naturelle, certains scientifiques imaginent la création de collections de lignées cellulaires qui couvriront les besoins personnalisés de milliers de patients. D'autres envisagent des techniques de « cultures autologues » générées directement à partir du patrimoine cellulaire du patient. D'autres, enfin, veulent esquiver la barrière des globules blancs en concevant des cellules souches dépourvues de système immunitaire. C'est la voie la plus prometteuse. En février dernier, une équipe du laboratoire d'immunologie des greffes et des cellules souches de l'université de Californie, dirigée par le professeur Tobias Deuse, en a publié les premiers éléments dans la revue « Nature » .

Des bactéries qui agissent comme les cellules souches

On pensait que la différenciation des cellules nécessaires à la formation des tissus était le propre des organismes multicellulaires. Des chercheurs de l'université texane Rice viennent d'annoncer avoir trouvé - par erreur - le moyen de spécialiser de la même façon des organismes unicellulaires. Dans un tissu, les types cellulaires sont distinctement séparés. Pour réaliser la même chose sur une bactérie de laboratoire (Escherichia coli), la biologiste Sara Molinari y a stimulé un gène lui permettant d'accélérer sa locomotion, et l'a réprimé sur d'autres pour les immobiliser. Mais en introduisant accidentellement des acides aminés dans sa séquence, elle a amélioré la capacité de la bactérie mobile à créer des descendances capables de se regrouper en zones d'affinité avec la même complexité que celle qu'on voit dans les tissus. « En utilisant des plasmides différents - les structures qui contiennent de l'ADN chez les bactéries -, nous pouvons créer des types bactériens différents comme il existe des types cellulaires variés », explique la chercheuse. Son objectif est de créer des nanomatériaux capables de s'adapter aux conditions physiologiques dans leur environnement, comme des cellules souches.

Les dates à retenir

> 1979 - La thérapie cellulaire apparaît sous forme de greffes de peau à partir de la culture de cellules de l'épiderme.

> 1980 - Première culture de cellules souches extraites d'embryons de souris.

> 1998 - Première culture de cellules souches embryonnaires humaines.

> 2007 - Premières cellules souches pluripotentes induites (iPS) générées par reprogrammation de cellules souches adultes de peau de souris. Cette découverte vaudra en 2012 le Nobel de médecine à son auteur japonais, Shinya Yamanaka.

> 2010 - Premiers essais cliniques de thérapie cellulaire avec des cellules souches embryonnaires.

> 2019 - Des centaines d'essais cliniques testent les potentialités d'autoréparation du corps humain.

Paul Molga ( Correspondant à Marseille)

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