Le Café en revue Entretien avec René Heuzey, chef-opérateur des profondeurs
Carnets

Entretien avec René Heuzey, chef-opérateur des profondeurs

par Camille Brunel

Voir les 2 photos

Cet article fait partie d’un cycle

Nous évoquions la semaine dernière Au Cœur de l’Océan, dernière variation hollywoodienne en date sur le mythe de Moby Dick, réalisée par Ron Howard, dont l’un des mérites était de représenter des groupes de cachalots sous la surface, de donner à entendre leur cliquètements, mais de ne pas en suggérer de traduction. Que le langage animal échappe à l’humain, et qu’aucun artifice ne vienne remédier à cette faiblesse, n’est pas sans résonner un peu avec l’idéal antispéciste selon lequel la vie, justifiée ou non, utile ou non, compréhensible ou non, humaine ou non, est digne d’attention, de respect. En d’autres termes, il ne s’agit plus de regarder les animaux comme des créatures différentes de l’Homme – potentiellement moins intéressantes, ou plus énigmatiques – mais de les regarder comme on saluerait un(e) passant(e). En 2010 sortait Océans, de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud : pour la première fois, un documentaire ne s’embarrassait pas – ou très peu – de l’inévitable commentaire pédagogique qui, à de rares exceptions près (sur lesquelles nous reviendrons), grevait les images animalières depuis des décennies. Le mérite n’en revient pas tant aux réalisateurs, Jacques Perrin et Jacques Cluzaud, qu’à ceux qui descendirent sous la surface pour filmer. Parmi eux, René Heuzey, né à Lyon en 1959, qui aura passé des milliers d’heures de sa vie un respirateur à la bouche et une caméra aux mains pour le compte de France Télévision aussi bien que de la BBC, mais en particulier – et c’est là son chef-d’œuvre – pour Océans.


Camille Brunel : Vous êtes en ce moment à San Diego. Un nouveau tournage est-il en cours ?

René Heuzey : Je suis ici pour acheter du nouveau matériel. Le matériel 4K [summum de la haute-définition, ndlr] coûtant très cher, je viens faire des essais de caméras afin de voir si l’étanchéité marche bien.

Quand avez-vous commencé à filmer en 4K ?

R.H. : J’ai acheté mon premier caisson cette année, au mois de mars. Je m’en suis déjà servi sur plusieurs documentaires.

Lesquels ?

R.H. : Les Géants, qui va être diffusé sur France 5 l’année prochaine, et qui comporte une partie sur les cachalots et les dauphins. Et un documentaire avec Bixente Lizarazu : on a fait un sujet sur les requins, les mérous, la faune et la flore en général de Méditerranée.

Le 4K impose-t-elle de nouvelles contraintes dans la façon de filmer ? Est-ce plus simple ou plus compliqué que les autres formats ?

R.H. : C’est plus compliqué. La 4K implique des caméras avec de gros capteurs. La difficulté est qu’on ne peut plus faire de plans larges, ni de gros plans.

Êtes-vous obligé de rester en permanence à la même distance de l’animal ?

R.H. : Avec des capteurs dotés de lentilles correctrices, je pouvais filmer à la distance que je voulais sans changer d’optique. Maintenant, avec la taille des capteurs des 4K, comme on est en ultra-haute définition, on perd en profondeur de champ.

Mais les animaux bougent ! Comment y remédiez-vous ?

R.H. : C’est bien cela le problème : il ne faut pas qu’ils soient trop près. Pour les gros animaux, les cachalots, les baleines, les dauphins, il n’y a pas de souci ; mais si je veux filmer une tortue, par exemple, je l’ai en entier sans problème mais je ne peux pas filmer uniquement sa tête. Sinon, ça veut dire que je dois remonter à la surface pour changer d’optique, que je redescende ; et là, la tortue ne m’attend pas…

Océans, de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud.

Océans, de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud.

Ne pouvez-vous pas tirer parti du flou ?

R.H. : Non. Au cinéma, quand vous avez un premier plan net, vous avez un arrière-plan flou, c’est une volonté artistique. Le chef opérateur change de point et fait ce qu’on appelle un flou-net pour passer de l’arrière-plan net au premier plan flou. Le problème est que cela ne marche pas sous l’eau. Si vous avez un premier plan net et un arrière-plan flou, ou vice-versa, on dit que le plan est raté.

C’est-à-dire qu’il faut que tout soit net ?

R.H. : Oui. L’essentiel, c’est que tout soit net. Parce que sous l’eau, si vous avez un poisson qui vient du fond, étant net, qui se rapproche de la caméra, et devient flou, on n’a pas la même vision que sur terre. L’effet cinématographique devient un problème de mise au point.

La 4K a l’air de poser plus de problèmes qu’elle n’en résout !

R.H. : La complexité, c’est surtout de trouver des cartes mémoire suffisamment grosses. Pour tourner une heure d’images sous-marines en 4K, il faut un téraoctet. C’est monstrueux. Du coup, c’est un autre inconvénient : si on a des cartes trop petites, on est obligés de sortir de l’eau plus tôt. Et pour vider les cartes, on passe des nuits blanches.

Parlons d’Océans : je crois savoir que les équipes étaient nombreuses, avec autant de chef-opérateurs.

R.H. : Il y en avait cinq. On a été trois à tourner régulièrement – c’est moi qui ai le plus tourné. J’ai commencé fin 2004 et fini le dernier tournage en décembre 2008.

Combien de séquences avez-vous tournées ? On y remarque un vrai travail de géométrisation du mouvement des animaux : les plans donnent l’impression d’une véritable chorégraphie du sauvage.

R.H. : J’ai suivi la volonté des réalisateurs. Ils voulaient qu’on soit au plus près des animaux, qu’on se sente poisson parmi les poissons. Nous avons donc développé des techniques de tournage spécifiques. Nous allions par exemple à la même vitesse que les dauphins sous l’eau, ce qu’aucun plongeur ne peut faire. Nous avons pour cela inventé la torpille, une caméra tractée par un bateau qu’on plaçait devant les animaux. On a fait ça avec les thons et les dauphins. J’ai tourné beaucoup d’images : les iguanes, les dauphins, les séquences de nuit avec le plancton, l’armée de crabes, les otaries, les méduses…

Comment fait-on pour réussir un plan sous l’eau ?

R.H. : D’abord, si on ne réussit pas notre plan on est viré !

Quel est le secret, alors ?

R.H. : Il n’y a pas de secret. Il faut avoir le sens du cadre, il faut être bon plongeur, il faut attendre, puis partir au bon moment, avec les bonnes personnes. Et avoir un peu de chance, aussi.

La caméra tourne-t-elle dès que vous êtes sous l’eau, ou choisissez-vous le moment de son allumage ?

R.H. : On ne fait pas deux plongées qui se ressemblent. Cela dépend des espèces. Quand on part, on est limité par deux choses : l’autonomie de la batterie et la capacité de la bouteille de plongée ou du recycleur. Sur Océans, nous avions des batteries qui tenaient une heure et demie. Nous tournions en cassette et pas en film, ce qui nous donnait 52 minutes d’autonomie avec les HD Cam – au lieu d’une bobine de trois à quatre minutes. Avec les recycleurs, en évitant de faire des bulles, nous pouvions rester jusqu’à trois heures sous l’eau sans faire surface. Parfois on éteignait donc la caméra, pour l’allumer quand c’était bon. D’autre fois, la batterie était déchargée : nous remontions, nous changions les batteries et replongions aussitôt.

Y a-t-il quelque chose dans les mouvements du caméraman qui doit s’apprendre ?

R.H. : Avant d’être bon caméraman, il faut être bon plongeur. Si vous n’êtes pas stable, vous n’aurez jamais une image parfaitement stable. En milieu liquide, on bouge tout le temps. C’est comme si vous aviez une caméra à l’épaule et que vous deviez être stable tout en marchant – sans steadycam ! En ce qui me concerne, j’utilise le milieu aquatique pour transformer la contrainte en avantage. Par exemple, je filme toujours dans le sens du courant, quitte à revenir et repartir – ce qui me permet de faire des travellings bien stables, et de ne pas m’épuiser inutilement.

Dans Océans, les otaries étaient au milieu des vagues !

R.H. : Oui : je me suis hyper-lesté et j’ai mis un pied de caméra avec 40kg de plomb. Les otaries venaient jouer devant.

Et vous aviez les nouveaux outils de stabilisation d’image.

R.H. : Non, pas sous l’eau. Les nouveaux stabilisateurs d’image concernaient l’équipe qui était au-dessus, l’équipe extérieure. Quand ils étaient sur les vagues, quel que soit le mouvement du bateau, ils avaient toujours l’horizon.

Êtes-vous plongeur ou photographe, de formation ?

R.H. : Je faisais de la photo en amateur, puis j’ai appris sur le terrain. Le sens du cadre, je l’ai appris au fur et à mesure. Avec la technologie de travail, les caméras, les caissons… Je me suis ensuite créé une personnalité dans les techniques de cadre. Cela fait plus de 25 ans que je le fais, et je continue à apprendre. Il y a deux ans, j’ai fait un film en 3D pour les Chinois, Les Enfants d’Okéanos, sur l’apnéiste Pierre Frolla : là encore, il a fallu apprendre une nouvelle façon de cadrer, découvrir une nouvelle technologie. Cette année, c’était la 4K. Quand on filme la nature sauvage, chaque plan est unique. On ne peut pas refaire la séquence parce qu’on n’avait plus de batterie. On apprend en permanence.

Existe-t-il un Graal du documentaire sous-marin ?

R.H. : Mon rêve est de filmer la bataille du cachalot et du calmar géant. Il faut descendre dans un sous-marin, parce que c’est à 2000m, puis suivre les animaux. Cela implique une grosse industrie : il faut les sous-marins, il faut mettre des balises sur les cachalots, les suivre de nuit… Je sais où sont les calmars et je sais où sont les cachalots. Ceux que je connais sont au large de l’île Maurice, je les filme depuis 4 ans maintenant.

C’est un film que vous pensez faire un jour ?

R.H. : Oui, si je trouve les millions d’euros pour payer les sous-marins…

A-t-on déjà pu filmer la naissance d’une baleine ?

R.H. : Non. On a vu des bébés qui avaient un ou deux jours, mais le bébé qui sort de la baleine, on ne l’a encore jamais vu. Pour être là au bon moment, il faut avoir un coup de chance, il faut suivre la baleine tous les jours… Ce n’est déjà pas évident de filmer une baleine en temps normal, alors en train d’accoucher… Je suis arrivé juste après un accouchement cet été, il restait le placenta. On a pris quelques photos, mais on n’a pas l’accouchement direct.

Qu’y a-t-il de si compliqué à filmer une baleine ?

R.H. : Il faut qu’elles nous acceptent ! Il faut attendre. Après, on arrive à faire quelques images, mais ça demande beaucoup de patience et de persévérance.

Y a-t-il des espèces particulièrement dangereuses à filmer ?

R.H. : Même quand j’ai tourné les orques pour Océans, je n’ai eu aucun problème. Après, il y a l’imaginaire lié aux Dents de la mer, à Orca… Mais ce n’est pas parce qu’un orque a tué un homme à SeaWorld que c’est un animal tueur d’hommes. J’ai même galéré pour filmer les orques : il m’a fallu trois semaines pour faire deux plans.

Ils ne sont pas dans le montage final du film, si ?

R.H. : Ils sont dans la série, Le Peuple des Océans. Il n’y avait pas assez de plans pour constituer une séquence dans le film.

La caméra était le subjectif d’un autre animal : on devait être poisson parmi les poissons, mammifère parmi les mammifères.

Quelles étaient les directives de Cluzaud et Perrin ?

R.H. : Ils nous avaient donné des espèces à filmer dans certaines situations, et la directive était simple : il fallait qu’on sente que les animaux étaient dans leur habitat naturel, et qu’ils ne soient pas agressés par la caméra. Surtout, il fallait les filmer dans leurs conditions réelles. Nous ne devions pas provoquer les séquences, mais nous adapter à leur façon de vivre. C’est-à-dire en période de chasse, de reproduction, de sommeil, d’accouplement… La caméra était le subjectif d’un autre animal : on devait être poisson parmi les poissons, mammifère parmi les mammifères. Le spectateur dans la salle de cinéma devait se retrouver au milieu des animaux, dans l’eau, et pas sur son fauteuil.

Etait-ce une première ?

R.H. : Oui. Les documentaires en général donnent des conseils techniques, des informations sur les animaux, qui réclament qu’on ait des plans spécifiques. Là, on n’avait pas à se justifier du comportement des animaux. On n’allait pas raconter ce qu’ils faisaient : il fallait que l’image parle d’elle-même.

Est-ce que cela a fait école ?

R.H. : Dans le style Océans, il n’y a rien eu. Le problème du public français, c’est qu’il veut qu’on lui raconte ce qui se passe. Et dans Océans, la volonté artistique était justement de casser ce truc en disant : on ne fait pas un vrai documentaire, on ne va pas vous raconter ce qui va se passer. On va vous emmener dans les fonds, de manière à ce que vous puissiez vous y retrouver.

Propos recueillis via Skype le 18 décembre 2015 par Camille Brunel

Tournage du film Océans, de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud.

Tournage du film Océans.