Isabelle Stengers. « La science n’est pas une conquête mais une aventure »
Philosophe et historienne des sciences, Isabelle Stengers est l’auteur d’ouvrages décapants sur l’écologie, l’hypnose ou la sorcellerie. Rencontre avec une iconoclaste de la pensée.
La science était jusqu’il y a peu notre dernière autorité. Nous nous en remettions à elle pour nous dire non ce que nous devions faire, mais ce que nous pouvions savoir. Elle échappait au tourbillon des opinions contradictoires et des croyances irréconciliables. Et voilà que, désormais, tout se passe comme si elle était entrée dans la valse du pour et du contre. Climat, OGM, nanotechnologies… on ne compte plus les questions scientifiques où le débat fait rage, dans le public mais aussi entre scientifiques. L’expertise se voit contestée par une série d’usagers qui prétendent disposer d’un savoir plus pertinent, et plus indépendant, que celui des spécialistes, parfois liés à des intérêts économiques… Et les sciences humaines s’emparent des pratiques scientifiques pour montrer que, chez leurs collègues aussi, la quête du pouvoir prédomine parfois celle de la vérité – ce qu’on a appelé « la guerre des sciences ». Comment régler ce différend ? En restaurant l’autorité à l’ancienne ? Ou en renonçant à l’idée même d’une science non partisane ?
Pour Isabelle Stengers, il s’agit de se faire une idée plus juste de la science. Formée par le prix Nobel de chimie Ilya Prigogine, mais aussi par la lecture de Deleuze et Whitehead, cette philosophe belge s’est d’abord donné pour tâche, aux côtés de Bruno Latour, de raconter autrement l’histoire des sciences. À la suite d’une série de rencontres, avec le psychiatre Léon Chertok, connu pour ses travaux sur l’hypnose, ou avec l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, elle s’est intéressée à ces pratiques mises au ban de la science officielle, alors même qu’elles mettaient en œuvre un dispositif de connaissance fécond. Face à la guerre des sciences, Isabelle Stengers a toujours adopté la position leibnizienne du « diplomate ». Mais il est une question sur laquelle elle refuse toute concession : le climat. Là, le doute lui apparaît criminel, et la seule parade est de se préparer à faire face à la barbarie qui vient. Rencontre avec une diplomate intransigeante.
Isabelle Stengers en six dates
- 1949 Naissance à Bruxelles
- 1973 Diplômée en philosophie, collaboration avec Ilya Prigogine, futur prix Nobel de chimie, et découverte de Deleuze et de Whitehead
- 1978 Rencontre avec Bruno Latour avec qui elle ne cessera de dialoguer
- 1986 Rencontre avec Léon Chertok et réflexion autour de l’hypnose
- 1990 Création avec Philippe Pignarre de la maison d’édition Les Empêcheurs de penser en rond
- 1992 Rencontre avec Tobie Nathan et découverte de l’ethnopsychiatrie
Comment êtes-vous devenue philosophe des sciences ?
Isabelle Stengers : J’ai choisi les sciences pour échapper à une normalité familiale. Mes deux parents sont historiens, il me semblait que les sciences me permettraient d’échapper à une vision historique du monde. Mais, au cours de mes études de chimie, je ne pouvais m’empêcher de m’interroger sur la manière dont les scientifiques travaillent : ce qu’ils ignorent, ce qu’ils postulent, ce en quoi ils ont confiance, les problèmes qu’ils ne posent pas, etc. Je me suis alors dirigée vers la philosophie par un mouvement que j’assimile à celui des réfugiés politiques : mon lieu natal n’accepte pas ce que je suis devenue, il faut que j’aille ailleurs. Pour de nombreux chercheurs aujourd’hui, la philosophie est une terre d’asile, un lieu où penser ce que « chez eux » on leur demande de faire. Je me suis donc engagée en philosophie pour gagner la liberté de penser ce que j’avais appris en sciences.
En 1978, vous avez écrit avec le prix Nobel de chimie Ilya Prigogine La Nouvelle Alliance, un livre qui a fait événement. De quoi s’agissait-il ?
Prigogine aimait sa science non pas comme une conquête de la raison mais comme une aventure qui n’a pas à prétendre à une autorité générale. Pour lui, lorsque la physique se glorifie d’avoir découvert la réalité ultime du temps en niant l’expérience humaine du devenir et de l’irréversible, il s’agit d’une simplification déplacée. Nous sommes les enfants du temps, pas les auteurs du temps, disait-il. Prigogine avait besoin de quelqu’un avec qui il puisse situer ses propres travaux dans cette perspective, ce qui m’a obligée à mon tour à commencer à apprendre à me situer comme philosophe. Ce fut ma grande chance.
Comment définir la singularité de la science moderne ?
Il faut toujours en revenir, je crois, au contraste entre « la » science dite moderne et l’événement rare que constitue une « réussite expérimentale », dont on peut dire que Galilée a découvert la possibilité. Galilée a énoncé ce que tous les physiciens tiennent pour le premier énoncé « vraiment scientifique » : la loi mathématique définissant comment les corps accélèrent lors de leur chute. Mais, souvent, la chose est présentée comme le produit d’une observation soigneuse des faits. Or, Galilée n’observe pas, il expérimente, invente le premier dispositif expérimental : le plan incliné qui lui permet de « faire varier la chute ». C’est grâce à cela que se produit l’événement que j’appelle « réussite expérimentale » : les variations témoignent de la manière dont la chute doit être définie. En règle générale, la rationalité scientifique se présente comme une conquête souveraine de la nature, et toute découverte particulière exemplifie ce droit de conquête. Si l’on parle au contraire de réussite rare, sélective et coûteuse, on se situe dans l’aventure. Une réussite donne confiance en la possibilité d’autres réussites, pas en celle d’une conquête générale. Le scientifique est alors un alpiniste qui réussit à prendre prise, mais doit ensuite trouver une autre prise, tout en courant le risque de rester bloqué. Une paroi n’est pas définie par sa « grimpabilité », de même que le monde ne se définit pas par sa « connaissabilité ». L’aventure consiste à réussir à passer, sur un mode qui peut être très compliqué et sélectif. Et chaque prise est un événement.
Mais cette aventure n’est tout de même pas hasardeuse. On ne tombe pas par hasard sur des neutrons…
Sur la feuille où il griffonne le premier « schéma expérimental », Galilée écrit : doveria, « cela devrait ». S’il a raison, c’est là que la bille devrait tomber. Le dispositif expérimental pourrait être comparé à un rendez-vous. Si ce qui est interrogé vient au rendez-vous, la question est pertinente… On peut parler du fait expérimental comme « artefact », mais en faisant la différence entre deux types d’artefacts : l’artefact où le scientifique a mis tout son art pour préparer la question, proposer le rendez-vous, et où la réussite signifie que ce qui n’est pas humain l’a accepté, et l’artefact au sens où, souvent sans le vouloir, le scientifique a forcé ce qu’il interroge à répondre à ce qui n’est plus un rendez-vous.
« Un scientifique est un alpiniste qui progresse prise par prise en courant toujours le risque de rester bloqué »
Le boson de Higgs, clé de voûte de la physique des particules dont les physiciens postulent l’existence sans l’avoir jamais observée, est-il un artefact en ce sens ?
S’il y a un « fait de l’art », c’est bien le fait qui attesterait que les questions qui impliquent l’existence de ce boson sont pertinentes. Au Cern [Organisation européenne pour la recherche nucléaire], une multitude de détecteurs qui contiennent des simulations de ce que serait une manifestation de ce boson sont en attente de l’événement qui répondra au doveria. La « signature » de l’événement à l’occasion duquel le boson « devrait » se manifester organise donc l’expérience. Mais le souci est que ce ne soit pas un artefact au second sens, donc il faut un certain nombre de détections concordantes, des vérifications fiévreuses, la mobilisation de toutes les objections imaginables avant qu’on puisse déclarer : il existe.
Les scientifiques acceptent-ils d’être considérés comme des aventuriers ?
Au moment où j’écrivais avec Prigogine, personne ne s’intéressait aux sciences. Les science studies, les critical studies, la sociologie des sciences ne sont arrivées que plus tard. Mais très tôt j’ai senti que les choses allaient mal tourner, que la manière dont ces disciplines abordaient les sciences risquait d’insulter les scientifiques, qui allaient faire bloc. On niait ce qui comptait pour eux : affirmer que la science est une pratique comme une autre pouvait se traduire par « la science n’est qu’une pratique comme une autre ». Les instruments permettant de comprendre la pratique des politiciens suffisent pour comprendre ce que font les scientifiques… Insulte !
La dispute a viré à la guerre des sciences. Jean Bricmont et Alan Sokal ont dénoncé dans Impostures intellectuelles [Odile Jacob, 1997] l’usage incontrôlé des concepts scientifiques par les philosophes… Vous avez alors défendu, dans un article intitulé « La guerre des sciences : et la paix ? » [1997], une « posture diplomatique ». Que vouliez-vous dire ?
C’est ce que j’appelle la contrainte leibnizienne. Leibniz a écrit qu’il ne fallait pas que la philosophie vise à choquer les sentiments établis. Pour Deleuze, dans Logique du sens, c’était une déclaration honteuse. Pas pour moi : je pense qu’il est plus facile de choquer les sentiments établis que de les infléchir. C’est pourquoi j’ai parlé de contrainte, de ce qui force à penser et à créer. On peut la qualifier de « diplomatique », car il s’agit, là où le conflit est préprogrammé, de penser la paix comme possible. La paix, ici, n’est pas à entendre au sens d’un impératif auquel il faudrait se soumettre, mais au sens de la création de ce qui semblait exclu. Cela dit, la diplomatie a pour condition que les protagonistes s’intéressent à la paix comme possible. Or l’ensemble des champs académiques est aujourd’hui mobilisé dans la défense de leur existence et de leur différence. C’est ce dont témoigne le livre de Sokal et Bricmont, monument d’arrogance et de mépris, l’illustration même de ce que la guerre rend « bête ».
Vous êtes aussi attentive à ce qui se passe lorsque la science quitte le laboratoire et entre dans la vie commune…
Lorsqu’elle quitte le lieu constitué pour la preuve, la science se voit attribuer une autorité qu’elle devrait abandonner. Le lieu du laboratoire sélectionne, met en scène, élimine des facteurs qui pourraient troubler le témoignage recherché. Mais ce qui a été mis de côté attend à la porte et peut complètement modifier le sens de la réussite. La réussite de Galilée a pour condition que le frottement puisse être éliminé comme un facteur parasite. Au XVIIIe siècle, une académie a proposé un prix à qui expliquerait avec les lois du mouvement le vol des oiseaux. Celui qui a reçu le prix de cette académie expliquait… que les oiseaux ne peuvent pas voler. Ce n’est qu’au XIXe siècle que l’on va intégrer, forcé par les oiseaux, le fait que l’air n’est pas seulement un facteur de friction dans leur cas, mais qu’il entre dans le phénomène de « portance » – un point très complexe sur lequel les aérodynamiciens discutent encore. S’il y avait eu peu d’oiseaux et beaucoup de planeurs dans notre monde, on n’aurait jamais inventé la portance ! On aurait dit : « L’opinion se trompe, nous savons que ce sont des planeurs. » Heureusement, il y avait assez d’oiseaux pour témoigner de ce que les lois de Galilée ne suffisaient pas. Quand le résultat scientifique quitte le milieu de la preuve pour le milieu de la production, on a besoin que les scientifiques affirment ce qu’ils pensent savoir, mais sur un mode tel que cela ne fasse pas systématiquement autorité (« voilà ce que nous pouvons dire »).
C’est la raison pour laquelle vous vous réjouissez quand des collectifs concernés par les retombées de la science s’emparent du débat scientifique, comme pour les OGM…
La possibilité de modifications génétiques est très intéressante et est source de réussites expérimentales. Mais comme instrument de modernisation de l’agriculture, elle produit des effets qui n’ont rien à voir avec ce qui peut être prouvé en laboratoire, qui modifient l’agriculture elle-même, interviennent dans la biodiversité, fabriquent de nouveaux types de résistance, posent énormément de nouveaux problèmes qui n’existaient pas en laboratoire. Les champs ne sont pas un laboratoire ! Quand des collectifs « non scientifiques », au lieu de subir les nouvelles technologies, mettent en défaut les experts, démontrent le caractère partiel et partial de leurs savoirs, on peut dire que c’est une réussite, à la fois en terme de production de connaissances, car de nouveaux savoirs se mettent à compter, mais aussi sur un plan politique : des gens, qui normalement auraient dû se taire ou émettre des grognements contre le progrès, produisent un savoir pertinent qui doit être pris en compte. À chaque fois qu’un ensemble d’individus dispersés et passifs devient capable de produire sa propre expertise, la manière dont le problème qui les concerne est posé change. Cela ne veut pas forcément dire qu’ils ont raison, mais que leur présence est reconnue comme nécessaire pour parler de manière pertinente de la situation où ils interviennent. C’est un événement politique, social et scientifique : il transforme les questions posées à une situation.
« Jouer avec le temps sur le réchauffement climatique est proprement criminel! »
C’est la raison pour laquelle vous vous êtes intéressée aux ovnis et aux sorcières néopaïennes américaines ?
Je n’ai rien à dire sur les ovnis en tant que tels, mais ce qui m’a intéressée, c’est ce qui s’est passé autour des ovnis en Belgique : face à une démultiplication de témoignages, un collectif, la Sobeps [Société belge d’étude des phénomènes spatiaux] a tenté de dépasser l’opposition entre illuminés (« les Martiens débarquent ») et sachants (« ce n’est rien, envoyons-leur des psys »). Ils ont essayé de fabriquer un savoir pertinent : les événements étaient systématiquement répertoriés, la gendarmerie était au courant, on tâchait d’accueillir ces événements de manière intelligente. La question est alors : comment fabriquer des savoirs sur des événements de ce genre sans les nier au nom de la raison. Quant aux sorcières néopaïennes américaines, elles racontent des histoires qui m’importent. Les bûchers ont marqué l’éradication violente d’une culture. Cet événement qui a fait de nous des modernes a à voir avec ce qui suivra, la colonisation. Et ces sorcières aujourd’hui encore expérimentent des modes de pensée et d’action qui peuvent nous faire sentir que la violence de l’éradication est toujours à l’œuvre.
Vous avez participé au Livre noir de la psychanalyse [Les Arènes, 2005] et accompagné les travaux d’ethnopsychiatrie de Tobie Nathan. La psychanalyse vous semble-t-elle incapable de se mettre en risque comme les autres sciences ?
Freud est un cas intéressant parmi toutes les « sciences » humaines dont l’« objectivité » est un triste mime de la réussite expérimentale. Il a présenté le dispositif analytique comme producteur d’un « artefact », ce qu’il a appelé une névrose expérimentale, qui permettrait d’analyser ce qu’il a appelé transfert et de la transformer en outil thérapeutique. Mais la manière dont la psychanalyse pouvait être mise en risque par sa propre pratique a été contournée par le concept de résistance : moins le patient répondait, plus la question analytique était justifiée. La mise en risque de la question par ce à quoi elle s’adresse a donc été éliminée. C’est là que le dispositif de Tobie Nathan intervient dans le cas des personnes issues de l’émigration. Au lieu de lire leurs problèmes dans « nos » catégories, il s’agit de proposer à ces personnes de retrouver les ressources d’intelligence thérapeutique de leur pays d’origine. Là, au lieu de subir et d’attendre la solution de ceux qui savent, les « patients » se mettent à penser pour eux-mêmes, à participer à la construction de leur propre histoire. D’une certaine façon, ils deviennent coexperts de leur propre situation. Qu’est-ce qu’une réussite en science humaine ? Ce ne peut être la preuve : le fait qu’un humain « vienne au rendez-vous » proposé n’est pas un événement. Nathan répond par une situation d’empowerment où se fabrique collectivement une capacité de penser et d’agir.
La politisation de la science ne comporte-t-elle pas des risques, comme sur le climat, par exemple ?
Ceux qui parlent de politisation de la science dans ce cas sont pour moi des ennemis. Il ne s’agit pas de politisation mais d’un moment où les savoirs scientifiques nous interrogent : il y a quelque chose qui est en train de s’installer qui est d’une gravité telle qu’on ne devrait pas pouvoir l’ignorer. C’est le sens de la constitution du Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] qui portait une double exigence, celle d’approfondir l’expertise scientifique et de donner à ce qui est su la capacité de mettre les politiques face à leurs responsabilités. Mais ceux que Naomi Oreskes et Erik Conway appellent « les marchands de doute » [lire le livre éponyme, Le Pommier, 2012] se sont mis au travail, souvent payés par des consortiums industriels, pour instiller l’idée que le débat était ouvert et qu’il était urgent d’attendre. Aux États-Unis, beaucoup pensent que les climatologues sont une bande de comploteurs hostiles à l’American Way of Life. Il est vrai que la catastrophe écologique en marche est « une vérité qui dérange », comme le dit Al Gore : on aimerait que ce soit une blague et qu’on puisse discuter sans avoir cet horizon temporel rapproché et menaçant. L’idée que, aujourd’hui, la majorité des Américains sont « climato-sceptiques » me glace le sang ! Que des gens contestent la théorie de l’évolution, cela m’est un peu égal, le temps ne compte pas. Mais jouer avec le temps sur le réchauffement climatique est proprement criminel ! Quand il faudra raconter à nos enfants et à nos petits-enfants pourquoi nous n’avons pas agi alors que nous savions, certains noms seront aussi haïs que ceux de Hitler, Himmler ou Goebbels. Cela ne signifie pas qu’ils sont aussi « mauvais » que les dirigeants nazis, mais, de fait, ce qu’ils font est aussi criminel. Quant aux petits malins qui prennent le relais des marchands de doute et se moquent des « catastrophistes », on devrait parler à leur sujet de négationnisme ! Du négationnisme qui n’est pas une insulte pour le passé et pour le crime qui a eu lieu, mais qui met en danger l’avenir collectif.
Est-ce le moment pour le « philosophe-diplomate » de partir en campagne contre le mensonge ?
C’est le moment où il doit résister à la tentation de devenir un imprécateur. Penser sous l’horizon de la catastrophe est tétanisant. Que pouvons-nous faire ? Nous prémunir contre la barbarie qui accompagne la catastrophe comme son ombre portée. Quand elle se dessinera, on sera vulnérable. Pensez à l’économie de la connaissance qui demande aux chercheurs de travailler avec l’industrie, pour qui seule la compétitivité compte. Il faut donc faire preuve dès maintenant d’imagination collective afin que les solutions barbares qui vont venir ne rencontrent pas un monde tout prêt à les accepter. Nous vivons déjà en situation de méritocratie radicalisée où il faut tout mériter. Bientôt, c’est la vie même qu’il faudra mériter.
Pouvez-vous préciser votre idée d’une « écologie des pratiques » ?
Une situation écologique, c’est une situation d’interdépendance des êtres hétérogènes en tant qu’hétérogènes : rats, insectes, humains, blé, eau, bois, etc. L’écologie la plus triviale est celle de la monoculture : on a détruit tous les vivants sauf le blé avec son prédateur, l’humain. Mais, en règle générale, une situation écologique intrique des hétérogènes. Ce sont les noces contre-nature décrites par Deleuze et Guattari entre la guêpe et l’orchidée : elles dépendent l’une de l’autre mais chacune pour leur propre raison, sans convergence entre elles. Une écologie des pratiques demanderait que chaque pratique se présente elle aussi, avec ses propres « raisons », comme hétérogène. Scientifiques, non-scientifiques peuvent-ils se rencontrer et confronter leur expertise sur un mode que n’ordonne ni hiérarchie ni soumission à un intérêt commun ? Peuvent-ils donner à la situation qui les réunit le pouvoir de les faire « penser ensemble », créer ensemble, ce que nul isolément n’aurait pu envisager ? Cela demande ce que certains scientifiques revendiquent aujourd’hui, la slow science, le refus de la mobilisation, où seule compte la vitesse, le temps nécessaire pour créer un rapport lucide avec ce qu’ils savent, en termes de pertinence et non de conquête.
Comment définiriez-vous votre démarche ?
Comme un pragmatisme spéculatif. Le philosophe britannique Alfred North Whitehead [1861-1947] était hautement spéculatif, mais, pour lui, la spéculation correspondait à une pragmatique de la vérité. La question de la vérité ne peut être séparée de ses conséquences, de ce qu’elle demande, de ce à quoi elle rend sensible. Ce sont les effets qui sont interrogés. Pas au sens économique : « Il n’y a que les effets qui comptent. » Non, il s’agit d’être plus exigeant en intégrant les effets dans la définition même de la vérité. Prenez la question animale ou climatique : depuis que nous sommes modernes, l’animal n’est plus interrogé que comme un repoussoir pour définir notre humanité ; la nature, que comme un réservoir pour soutenir notre activité. Voilà des effets de vérité qui méritent d’être problématisés aujourd’hui, même si cela conduit à détrôner l’humain de sa position souveraine. Notre époque exige que nous modifiions nos questions pour donner sens à un possible qui importe. Comment reprendre la question de qui nous sommes ? Comment hériter de notre histoire d’une manière qui la renouvelle, étant donné les nouvelles questions dont cette époque est porteuse ? De ce point de vue, les sorcières font partie de la réponse. Pas au sens de ce qu’elles savaient et qui est perdu. Non, au sens où, comme le dit Starhawk, activiste américaine et sorcière néopaïenne [auteur de Femme, Magie et Politique, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003], la fumée du bûcher est encore dans nos narines.
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