Cosmopolitiques
Une recension de Charles Perragin, publié leEn 1908, les physiciens et collègues Ernst Mach et Max Planck s’opposent. Pour le premier, le monde n’existe pas par lui-même. Les lois physiques ne sont que des pratiques humaines : l’espace, le temps et les atomes ne sont pas des réalités en soi. Pour le second, les grands esprits, comme Kepler ou Newton, visent bien une conception unifiée du monde, vraie pour n’importe quel habitant du cosmos. Le cri de Mach est une injure. Il est excommunié, combattu, discrédité. Au-delà de la querelle épistémologique, Isabelle Stengers part de cet exemple pour démontrer que le scientifique est un « praticien » qui se justifie souvent en disqualifiant l’autre : celui qui n’est pas moderne, pas sérieux, plus idéologue que chercheur.
Dans cet essai, qui concentre des textes publiés depuis 1997, la philosophe des sciences retrace les grands moments d’une histoire des pratiques scientifiques parcourues de rapports de « prédation », où chacune cherche à capter la description d’un phénomène selon ses propres termes et intérêts, tout en discréditant son voisin. Ainsi, le théoricien matérialiste méprise le psychanalyste lacanien pour qui la conscience n’est pas réductible à des états du système nerveux central. Psychanalyste qui, à son tour, dénigre la psychiatrie pharmacologique et ses médicaments « enfin scientifiques ». Contre ces relations structurées par la polémique et la hiérarchie, Stengers propose de redéfinir notre rapport aux sciences en montrant qu’elles sont toutes des pratiques irréductibles les unes aux autres reposant sur des « faitiches » spécifiques : des objets (électron, ADN, conscience, etc.) dont la réalité n’est jamais interrogée mais qui déterminent des manières de penser et d’agir comme le feraient des langages différents. Comprendre cela, c’est pour l’autrice ouvrir la possibilité d’une « écologie des pratiques » où les savoirs peuvent s’articuler au lieu de se capturer.
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