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Lionel Naccache : « Les neurosciences sont encore dans une phase d’émerveillement  »

Le chercheur en neurosciences Lionel Naccache parraine notre collection « Les défis de la science » pour partager sa fascination pour la conscience et ses altérations.

Propos recueillis par  et

Publié le 22 août 2018 à 07h00, modifié le 29 août 2018 à 11h41

Temps de Lecture 12 min.

Parrain de la collection « Les défis de la science », le professeur Lionel Naccache est neurologue et chercheur en neurosciences (hôpital de la Pitié-Salpêtrière, AP-HP, ­Inserm, Institut du cerveau et de la moelle épinière). Ses travaux portent en particulier sur la conscience et ses altérations. Ce féru de philosophie et d’éthique (qui est ­membre du Comité consultatif national d’éthique) a aussi écrit plusieurs essais parus chez Odile ­Jacob, dont le récent Parlez-vous cerveau ? (224 pages, 17 euros), ainsi que Le Chant du ­signe (2017) et L’Homme réseau-nable (2015).

On dit que le cerveau humain est l’objet le plus complexe de l’Univers. Est-ce cette complexité qui vous a poussé à l’étudier ?

Je n’ai pas le goût de la complexité pour la complexité. Evidemment – et au-delà du seul cerveau –, il faut s’y frotter et en faire usage, mais un principe très sain est de ne pas la cultiver à tout prix. Sinon cela s’apparente souvent à une forme de lâcheté, en science comme en politique et dans la vie. Souvent, la complexité rend mou.

Les personnes qui ont compté dans mon éducation scientifique, comme Stanislas Dehaene – avec qui j’ai fait ma thèse – ou Laurent Cohen, ont une même disposition d’esprit : rendre les phénomènes compliqués le plus simple possible. Au lycée j’étais attiré par la philosophie et la physique. Ce qui me stupéfiait le plus, c’était qu’une créature matérielle puisse avoir une vie mentale, puisse se dire : « J’existe. »

En physique et en astronomie, les instruments sont de plus en plus performants. On a pourtant l’impression qu’à chaque fois, le réel se dérobe. Partagez-vous ce sentiment ?

Notre discipline est plus jeune que celles que vous citez. Les neurosciences de la cognition naissent dans l’après-guerre, avec des cybernéticiens, des psychologues, des mathématiciens. Elles sont issues des noces de la théorie du ­neurone avec la psychologie cognitive, qui ­commencent vers 1970-1980. Nous sommes ­encore dans une phase d’émerveillement, de stupéfaction de nos découvertes. Nous n’avons pas de quoi capturer le réel de façon suffisamment étroite et précise pour le voir continuer à s’échapper, comme c’est le cas, par exemple, en physique des particules.

Vos outils sont-ils trop « primaires » ?

Je ne sais pas. Ce sont peut-être même nos concepts, nos idées qui le sont. C’est pourquoi ce domaine a besoin d’interdisciplinarité, pour être enrichi par des échanges, par exemple avec des philosophes ou des mathématiciens qui ­acceptent de se confronter vraiment à nos ­résultats de recherche. Un des défis est de faire parler deux disciplines entre elles : c’est vital mais compliqué, et souvent raté !

Vous dites qu’on défriche encore. N’est-il pas surprenant que l’on ne sache pas ce qu’est, par exemple, la mémoire ?

On sait quand même beaucoup de choses, comme l’importance du dialogue de l’hippocampe et des régions néocorticales dans la ­fabrique d’un souvenir. On a ainsi découvert que la direction prédominante de ces échanges s’inverse entre l’état de veille et le sommeil profond, et comment la réactivation et la reconsolidation répétées d’un souvenir vont faire que l’hippocampe ne sera finalement plus nécessaire à son évocation.

Cela explique pourquoi des patients ayant des lésions de l’hippocampe sont capables de réactiver des souvenirs ­anciens, mais sont pénalisés pour en fabriquer de nouveaux. Il s’agit là d’éléments extrêmement précis sur les mécanismes de la mémoire, mais aussi sur la psychologie : le souvenir est un objet vivant, qui peut être modifié, comme l’a montré l’Américaine Elizabeth Loftus. Cela ­conduit assez vite à des questions éthiques, sur le rapport à la vérité, par exemple.

Il faut être lucide vis-à-vis du fait que nos ­souvenirs ne se construisent pas à partir de rien, qu’ils peuvent subir des transformations, et que celles-ci parlent aussi de nous.

Mais qu’en est-il de la matérialité de la mémoire au niveau cellulaire ?

Là, je dois dire que nous demeurons assez largement ignorants. Nous disposons certes d’un modèle général, formulé par l’Américain Donald Hebb dès les années 1940, qui décrit la mémoire sous la forme d’une dynamique ininterrompue de pondérations de poids synaptiques dans des réseaux de neurones, dont la structure elle-même est modifiée par tous les principes de renforcement, d’apprentissage, de synchronicité d’événements neuronaux. Mais les détails ultimes de ce modèle appliqué à nos souvenirs humains demeurent des thèmes de recherche fondamentale majeurs.

La question qui pour moi est ici fascinante est la transition entre un souvenir stocké de manière implicite et sa réactivation sous forme explicite.

A-t-on besoin de repenser les frontières ­entre neurologie et psychiatrie ?

En France, la neuropsychiatrie a disparu en 1968 : l’année où toutes les barrières sont tombées, un mur a été élevé entre la neurologie et la psychiatrie, qui ont été officiellement ­séparées. Il y a des raisons objectives à cela, mais on a besoin d’une réunification du langage et des expertises, notamment dès lors qu’on parle de la vie mentale, de la prise de ­décision, des émotions… Les hallucinations d’un patient atteint d’une maladie neurodégénérative à corps de Lewy [apparentée à la maladie d’Alzheimer], et celles d’un schizophrène sont des phénomènes finalement assez proches, même si la cause initiale n’est pas la même. Pour le soin des maladies mentales, on devra inventer une nouvelle neuropsychiatrie.

Le neuroscientifique est appelé à éclairer la société sur des cas de responsabilité, dans des affaires judiciaires, ou pour estimer un état de conscience. Comment percevez-vous ce rôle d’expert ?

D’abord, il ne faut pas oublier, dans l’univers judiciaire, que les magistrats aussi sont des sujets, et qu’il y a donc beaucoup de biais cognitifs dans la prise de décision. Une étude israélienne a ainsi montré que la sévérité des peines augmentait en fonction de la faim au fil de la journée. Cela plaide pour une justice lucide sur ce qu’est être humain des deux côtés de la barre !

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Une autre question est de déterminer la responsabilité d’un individu auteur d’un comportement illégal. Les recherches remettent en cause une vision naïve du libre arbitre. Le ­concept d’agentivité semble plus opérant. Nos actions sont déterminées par des processus dont certains échappent à notre conscience, pour autant, il demeure une nuance très importante entre des actions dont vous vous sentez subjectivement l’agent (« C’est moi qui commande ma main ») et d’autres dont vous n’êtes pas l’agent (par exemple votre dernier clignement d’yeux, dont vous pouvez prendre conscience sans penser en être l’agent volontaire).

Il est possible de construire une éthique de l’action et de la responsabilité à partir de cette distinction.

Dans le cas d’une expertise sur l’état de conscience, l’avis du spécialiste est capital pour l’arrêt ou la poursuite de soins, c’est une lourde responsabilité…

Cette expertise a deux objectifs principaux. Tout d’abord établir un diagnostic le plus précis possible, et ne pas passer, par exemple, à côté de patients conscients qui ne sont pas reconnus comme tels. D’autre part, essayer de préciser le pronostic :quelle est pour un patient donné la probabilité de retour à la conscience, et à une vie relationnelle. Une étude récente de l’équipe de Louis Puybasset, qui dirige le département d’anesthésie-réanimation de la Pitié-Salpêtrière, et à laquelle nous avons participé a montré ­l’intérêt de l’IRM par tenseur de diffusion chez des patients qui ont souffert d’une anoxie cérébrale par arrêt cardiaque. Avec cet examen, vous pouvez reconstruire les voies de connexion ­cérébrales et évaluer les chances de retrouver la ­conscience, ou pas, dès sept à dix jours après ­l’accident cardiaque.

Il s’agit de questions évidemment essentielles auxquelles nous répondons avec plus ou moins d’assurance. Il est capital de prendre en compte – et de communiquer – notre propre degré de certitude, et donc aussi notre doute. Nous avons ainsi récemment suivi un jeune homme qui était initialement dans le coma puis dans un état végétatif suite à une cause rare et potentiellement réversible. Ce patient est aujourd’hui pleinement conscient et a ­retrouvé une autonomie.

Il est également fondamental de comprendre que les réponses apportées à ces deux questions ne permettent évidemment pas d’apporter une prise de décision univoque sur le devenir d’un malade. Le principe essentiel me semble ici de s’approcher au plus près de la singularité de chaque situation (ce qu’il ou elle pensait, ce que ses proches pensent…) pour adapter la prise en charge et les prises de décision en cas de complications graves.

La définition des différents états de conscience évolue, notamment grâce à vos travaux…

En décembre 2017, j’ai publié un article dans Brain pour proposer une nouvelle classification, car il règne une confusion dommageable. Or, bien nommer les choses est essentiel. Ainsi, quand on affirme qu’un malade non communicant – dont on ignore l’état de ­conscience – est en état de « conscience minimale », on se trompe par « abus de langage ». Poser ce diagnostic revient en réalité uniquement à affirmer avec certitude que le comportement de ce patient révèle la contribution de certains réseaux de son cortex. Ceci est ­précieux en termes de diagnostic et de pronostic de retour à la conscience car sans cortex, nul espoir n’est ici permis.

Toutefois de nombreux comportements ­faisant intervenir le cortex ne sont pas ­conscients. Le terme d’état de conscience ­minimale, intermédiaire entre état végétatif et conscience, devrait donc être remplacé par ­celui d’état cortical ou d’état médié par le cortex (en anglais on passerait ainsi de l’acronyme MCS pour minimally conscious state à CMS pour cortically mediated state).

Quid des possibilités thérapeutiques ?

Il existe des pistes pharmacologiques et différents procédés de neurostimulation. Il y a eu ce cas de stimulation du nerf vague, qui est une ­approche originale et prometteuse. Certains ­patients peuvent bénéficier d’une stimulation directe transcrânienne (TDCS). Cette technique non invasive a pu restaurer une communication fonctionnelle chez des patients qui présentaient déjà un fonctionnement cortical riche (c’est-à-dire des patients dits en état de « conscience minimale + »). Une stratégie de stimulation cérébrale profonde au niveau des régions thalamiques est aussi à l’étude, mais ce sont des traitements d’exception.

Les projets d’homme augmenté, ou ­connecté, comme avec l’interface Neuralink d’Elon Musk, sont-ils de la science-fiction ?

Oui et non. Non parce que l’idée de produire des prothèses cérébrales est à l’origine de notre culture et de l’histoire, née il y a environ six mille ans avec l’invention de l’écriture et donc de la lecture, cette première prothèse mnésique de pensées symboliques, déjà en Wi-Fi qui plus est ! Ces premières prothèses cérébrales ont révolutionné le monde. Il va de soi qu’il y en aura d’autres. Il faut voir lesquelles et comment, à bonne distance des fantasmes et des idéologies.

Quand on parle du cerveau de demain, j’aime citer une expérience de l’Américaine Betsy Sparrow, publiée dans Science en 2011. Elle a ­démontré de manière très élégante que l’effet Google nous a fait changer de stratégie cognitive : quand nous sommes confrontés à des questions auxquelles nous n’avons pas de ­réponse, notre esprit/cerveau a intériorisé et automatisé la stratégie de faire appel à des ­moteurs de recherche. Le concept de « Google, Yahoo… » est activé à notre insu dans de telles situations quotidiennes.

Quid de l’éthique ?

Face à telle ou telle technologie cérébrale, l’idée n’est pas de dire « vade retro satanas », mais de rester lucide. Je propose de se poser ­systématiquement quatre questions. Il faut d’abord se demander s’il s’agit de fantasme ou pas, puis évaluer le rapport bénéfice/risque. ­Ensuite, il faut s’interroger sur l’injustice sociale que l’adhésion à cette technologie pourrait ­entraîner, et créer des armes culturelles, politiques, sociales pour prévenir ce risque. Par exemple, dans le cas de la lecture, cela s’est traduit dans la Déclaration des droits de l’homme par le droit à l’éducation. Enfin, il convient de questionner les risques de normalisation et d’injonction à la normalisation. Le danger serait de ne retenir de l’être humain que ce qu’on sait mesurer : sa vitesse, sa force… au détriment d’autres dimensions.

Ces questions sont-elles assez présentes dans des instances comme le Comité ­consultatif national d’éthique (CCNE) ?

Cette année, au CCNE, nous travaillons ­énormément en vue de la révision des lois de bioéthique. Un premier rapport de synthèse a été rendu en juin, à partir des 150 auditions qui ont été réalisées, des 32 000 contributions sur le site Internet, et des jurys citoyens. Ce qui est très étonnant, c’est que les sujets sur la reproduction et la fin de vie ont mobilisé l’essentiel, et les neurosciences très peu. Mon hypothèse, et cela montre la distance avec le fantasme, c’est que tant qu’une question ne se traduit pas par une problématique très concrète, comme la fin de vie ou la procréation – PMA (procréation médicalement assistée) et GPA (grossesse pour autrui) –, elle intéresse peu.

Vous vous penchez sur les croyances, ­évoquez une neuroscience de la ­subjectivité…

Ce qui m’intéresse dans l’étude de la conscience, c’est d’arriver à comprendre ce qui fait que quelqu’un pense ce qu’il pense. Car finalement, la seule chose dont on soit absolument certain, c’est le cogito de Descartes, c’est que je suis en train de penser – indépendamment du fait que ce soit vrai ou que nous hallucinions ensemble. J’appelle caméra subjective le fait que chacun est dans un monde subjectif, où l’on a un point de vue sur les autres et sur nous- même. Je parle aussi de « fiction interprétation croyance », pour traduire l’idée qu’il y a en permanence une reformulation interprétative de ce qu’on est en train de vivre, assortie d’une croyance plus ou moins forte et plus ou moins révisable. Par exemple, quand vous croisez une personne, vous vous dites d’abord c’est untel, puis vous vous rappelez qu’untel est mort ou à l’autre bout du monde, et vous récusez cette ­interprétation. Le schéma narratif est comme un manuscrit révisé sans cesse, de manière consciente et inconsciente.

Nous avons une capacité à prendre plus ou moins facilement de la distance avec nos croyances. On le voit bien avec la pathologie neurologique ou psychiatrique. Une personne qui a une idée délirante n’est en général plus capable, ou est peu capable, d’exercer cette mise à distance et cette révision de certaines de ses croyances.

Ces croyances subjectives sont-elles ­importantes dans le rapport à la science ?

Nous sommes des créatures subjectives ­capables de produire un discours scientifique objectif qui échappe à nos propres croyances. En cela, il y a une dimension poétique de cette condition de chercheur ou de créateur ­scientifique. Et lorsque nous sommes face à un fait de science, nous le vivons aussi à travers notre condition subjective, et lui associons une certaine croyance.

Prenons l’exemple des théories mathématiques. Aujourd’hui il est relativement facile de concevoir ce que sont des nombres complexes (certains d’entre eux portent le nom révélateur de nombres imaginaires !) ou des géométries non euclidiennes. Mais à l’époque de leur ­découverte, ceux qui y ont été confrontés ont d’abord vu leurs croyances chamboulées.

Il faut aussi prendre en compte l’émerveillement subjectif de la confrontation de l’individu avec des faits de science. Dans la connaissance scientifique, il y a une coexistence merveilleuse et féconde entre la glace de la science et le feu de la subjectivité.

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